14 avril 2007

GARY... de Cannes

Linteau : n.m. (1530 ; lintel, fin XIIe ; lat. limitaris « de la frontière » [limes], confondu en lat. pop. avec liminaris « relatif au seuil » [limen]). Pièce horizontale (de bois, pierre, métal) qui ferme la partie supérieure d’une ouverture et soutient la maçonnerie.(Définition extraite du Petit Robert)

La réalité du Festival de Cannes est construite dans la tension. Une tension spatiale et temporelle qui fait de chaque situation festivalière un sublime et luxueux terrain de jeux sociaux. Des jeux où les frontières du sacré et du profane se redéploient avec vigueur, des jeux où les identités s’ébranlent momentanément, des jeux où finalement chaque entorse à la règle contribue à rendre aux êtres ce qu’ils ont de proprement humain. À Cannes, il n’y a pas que des stars, des producteurs, et des critiques qui participent à ce ciné-Monopoly grandeur nature ; au reste, ces derniers feraient plutôt partie d’un décor où c’est le petit peuple nombreux mais anonyme des spectateurs du Festival qui vient inscrire en propre et au figuré de passionnantes stratégies pour, durant une dizaine de jours, donner au fait d’être au cinéma bien d’autres sens que celui « d’être dans la salle ».

Ainsi en va-t-il de Gary, né le 1er septembre 1939 à Cannes. Son père possède une petite entreprise de maçonnerie et sa mère travaille comme femme de chambre au Grand Hôtel ; cette année-là, en plus d’attendre son fils, elle espère ardemment la visite à Cannes de l’autre Gary – Gary Cooper – à l’occasion de ce qui devait être le premier Festival de Cannes. En guise de festival, il n’y eut qu’une seule projection– Quasimodo de Dieterlen -. À 5 Heures du matin, alors que la mère de Gary fait ses premières contractions, la Wehrmacht deHitler envahit la Pologne. Annulation du festival reconduit au 20 septembre 1946.

L’entreprise du père de Gary participe à la construction du premier Palais achevé, après bien des vicissitudes, pour le festival de 1949. Gary a 10 ans, sa mère arbore une coiffure à la Rita Hayworth et sert le petit déjeuner à Danielle Darrieux « qui chante tellement bien pour une actrice française ». Gary aussi aime chanter. Il reprend les petits airs du Festival que son père siffle en revenant des chantiers : cette année c’est la musique du Troisième Homme de Carol Reed. Du reste, la mélodie d’Anton Karas aura beaucoup de mal à quitter Gary, même après la mort de son père. Dans les années 80, il se surprend encore à l’entonner, alors qu’ayant repris l’entreprise familiale, il participe à la construction du « blockhaus », le nouveau Palais édifié à grands frais par la municipalité cannoise. Gary va au cinéma toute l’année ; deux à trois fois par semaine, il y emmène ses deux fils et aimerait beaucoup qu’au moins l’un des deux quitte le béton pour se lancer - comme il dit - « dans la lumière et qu’il devienne un homme du Palais ».

Cette année, Gary aura 68 ans. Comme de coutume, il ira avec sa femme savourer son plaisir au bas des marches, un plaisir confiné dans un petit secret qu’il partage avec ses proches et surtout avec son fils, devenu, photographe officiel au Palais : « si l’on est attentif aux détails, on peut apercevoir que juste au-dessus de Madame Démier, Messieurs Jacob et Frémaux quand ils sont en haut des marches et qu’ils accueillent les gens qui entrent dans le Palais, il y a un petit bout de linteau, une toute petite ferraille qui dépasse, et qui n’est pas du tout rouillée. C’est moi qui l’ai posée là exprès alors qu’on achevait le chantier ; elle est renforcée en titane, et porte mes initiales. Moi, je vois que ça sur les photos de mon fils, regardez, Deneuve et mon linteau, Stone et mon linteau, Pitt et mon linteau, Almodovar et mon linteau, c’est un peu mon seuil qu’ils franchissent chaque fois qu’ils foulent le tapis… ». Dans ces lieux cannois où chacun déploie une énergie folle pour récupérer un souvenir original à rapporter chez soi, une photo ou un autographe arraché à la volée, Gary est un homme tranquille, un homme qui jouit de l’apaisement que procure le fait de s’être approprié, de la plus belle façon qui soit, une part du monde qui a fait sa vie : en y laissant pour de longues années encore l’estampille de son identité.