20 janvier 2015

LE CULTE DE LA CULTURE : les classes moyennes et la culture

Comment définiriez-vous les classes moyennes ?
La première définition est simple : les classes moyennes sont celles qui relèvent d’un certain niveau d’imposition défini par les revenus. Dans cette catégorie, on trouve aussi bien des professions intermédiaires, des employés et même une partie des cadres. Ou bien on peut aussi définir les classes moyennes par ce qu’elles ne sont pas : ni la frange la plus riche, ni la frange la plus pauvre de la population…C’est un ensemble flou et finalement attrape-tout. Or en tant que sociologue, je m’intéresse aux modes de vie, ce qui me semble une façon plus intéressante « d’entrer » dans la question. L’attachement aux loisirs et le niveau de diplômes rentrent en ligne de compte et on devient de fait plus fin dans son analyse.

Quels seraient les marqueurs culturels liés aux classes moyennes ?
Dans « La préparation du roman », un très beau cours dispensé au Collège de France, Roland Barthes dit cette phrase : « Ils laisseront la culture aux classes moyennes ». La formulation peut apparaître condescendante au premier abord mais il est important de s’arrêter dessus. Ce sont justement dans les classes moyennes que nous allons trouver le plus d’ « agitation culturelle ». C’est là où tout se passe, où la création est repérée et repérable. Les classes moyennes sont consommatrices de culture. Elles confirment les tendances et parfois les lancent. Contrairement aux idées reçues, ses membres ne sont pas des suiveurs.  Leur identité passe par des choix culturels.

Vous parliez de Roland Barthes. Justement, dans « Mythologies », il semble se moquer de certains référents culturels qui parlent aux classes moyennes : l’acteur photographié chez Harcourt, Minou Drouet...
Plus que de la moquerie, je parlerais d’ironie.  Il évoque la mythologie moderne de l’homme moderne, cet accès aux choses auxquelles les classes moyennes aspirent et qui sont transmises hors modèle scolaire. C’est la logique même de démocratisation. Pierre Bourdieu, lui, parlait de la « bonne volonté culturelle » des classes moyennes. Je ne fais pas partie de ces sociologues qui se plaisent à mettre à mal sa pensée, car je pense que ceux qui vont au théâtre ou au cinéma font preuve d’une réelle sincérité. Ils ne le font simplement pas pour se « positionner » socialement. Et on ne peut pas leur donner n’importe quoi à voir ou à lire.

C’est pourtant un préjugé qui a la peau dure…
Prenons un exemple. Les professionnels se plaignent du tassement de la fréquentation des salles de cinéma. Mais parce que les « fabricants » de culture traitent mal leur public.  Si « Intouchables » a remporté un tel succès, c’est parce que ce film, porté par un beau scénario était aussi empreint de valeurs fortes. Proposer un « Intouchables 2 » serait une hérésie et les spectateurs ne seraient certainement pas dupes. Passé un certain âge, nous savons revendiquer nos choix. Nous souhaitons exister à travers ce que nous aimons. Et les gens savent très bien ce à quoi ils ont à faire.

Justement, le cinéma n’est-il pas le medium culturel d’excellence pour les classes moyennes ?
A mon sens, c’est en tous les cas le plus bel instrument de démocratisation culturelle. D’abord parce qu’il est à un prix qui convient à tout le monde. Dès les années 30-35, on y met en scène des récits grandioses tirés de la littérature ou de la mythologie. Surtout, le 7ème Art met l’art de l’acteur à la portée de tous. Avec les Fairbanks, Pickford, Chaplin, la figure du « grand comédien » s’impose dans l’inconscient collectif et donne des normes de ce qu’est un « grand acteur ». Et aujourd’hui, quand vous voyez que les cinémas proposant la retransmission de l’ouverture de la saison au Metropolitan Opera font salle comble, on peut se dire que cette dimension de propagation de la culture ne s’est pas perdue en route.

Concernant le théâtre, il y a les établissements publics et privés. Les classes moyennes ont-elles une préférence ?
Non, elles se partagent entre les deux. Le théâtre public va être un théâtre de formation, d’éducation artistique avec la présentation d’œuvres exigeantes. Le privé va plutôt être le lieu du délassement, plus « routinisé » : on y va pour voir des « effets » attendus par le spectateur. S’ils n’y sont pas, il y a déception. Mais si l’objet n’est pas le même, dans les deux cas, le plaisir ressenti est identique.

On parle souvent des Trente Glorieuses comme l’âge d’or des classes moyennes. C’est également la période où la culture de masse se développe avec l’apparition du transistor, du Livre de Poche, l’émergence de grands festivals populaires. Voyez-vous une corrélation entre les deux ?
Effectivement, les Trente Glorieuses vont affirmer et confirmer ce qu’on pouvait attendre de cette « culture de masse ». Malraux en a été un des ingénieurs avec la fondation de Maisons de la Culture ou la création du label « Art et essai » pour le cinéma. Mais le mouvement avait débuté en amont. Avec les congés payés de 1936 se pose la question de l’occupation du temps libre. Et comment utiliser ce temps pour l’éducation populaire. Ce à quoi le sociologue Joffre Dumazedier répondait par les « 3 D » : il montrait que ce temps disponible n’était pas qu’une simple récupération sur le temps de travail mais qu’il permettait délassement, divertissement et développement.  Ce n’est pas un hasard si Jean Vilar installe son Festival à Avignon, une ville qui se trouve sur la route des vacances… Attention toutefois: Les Trente Glorieuses impulsent un mouvement mais des différences subsistent. « Mon oncle » de Jacques Tati le montre bien. Dans cette France des années 50, se téléscopent l’ancienne classe moyenne, celle incarnée par Tati lui-même, celle des fortif’ ou de la proche banlieue. Et la nouvelle classe moyenne avide de progrès et représentée par la sœur dans le film. Ces deux-là vont finalement se rassembler pour regarder la télévision.

Justement, la télévision a été un vrai passeur de culture. On pense aux grandes fictions de l’ORTF, aux émissions littéraires de Dumayet et Desgraupes…
Effectivement, la télévision a été un vrai moyen d’appropriation de la culture. Et l’ORTF a joué un vrai rôle de démocratisation. Si vous regardez des archives sur le site de l’INA avec des programmes comme « Monsieur Cinéma » ou « Lecture pour tous », de Desgraupes et Dumayet, vous verrez combien la langue est riche. Les journalistes y emploient un vocabulaire élargi qui permet pourtant à tous d’avoir une compréhension des choses. Prenons l’exemple du feuilleton Belphégor : vous imaginez ? Juliette Gréco, le Louvre, un héros mystérieux. On est loin du fantôme de supermarché ! Cette télévision avait pour vocation de faire partager le beau. Aussi, je trouve cela plutôt rassurant quand je vois qu’Aurélie Filippetti, la ministre de la Culture parle d’exigence culturelle et s’élève contre la diffusion, sur des chaînes publiques, de programmes de « scripted-reality ».

Vous parlez d’Aurélie Filipetti. Or c’est la première fois depuis longtemps qu’on a justement une Ministre de la Culture issue des classes moyennes… Les précédents –Mitterrand, Albanel, Donnedieu de Vabres- provenaient de la bourgeoisie.
À mes yeux, elle représente l’une des figures les moins attendues sur l’échiquier politique. Elle est la porte-parole de la jeunesse, d’une aspiration des classes moyennes à avoir le meilleur sur le plan artistique et culturel. Alors que le ministère de Frédéric Mitterand n’était au service que de lui-même, il me semble qu’elle a compris qu’il fallait que nous nous ressaisissions pour mettre en place de véritables collectifs autour des arts et de la culture et faire rayonner la culture française.

Il y a deux sortes d’établissements dont nous n’avons pas parlé et qui, pourtant, sont très importants dans la diffusion de la culture chez les classes moyennes : la bibliothèque et le conservatoire.
En effet, ils constituent tous deux des lieux de culture et de formation. Ils offrent une vision du potentiel culturel auquel on a à faire. En pénétrant dans une bibliothèque, on fait l’expérience physique d’une entrée dans la culture. Nous nous situons de façon concrète au milieu de livres et prenons conscience de façon tangible de tous les savoirs que renferme l’endroit. Au conservatoire, on passe de l’auditeur à l’acteur. On stimule la création et l’ouverture d’esprit. 
C’est ici que naissent les créateurs de demain. Et je crois que cela véhicule une idée d’importance quant à l’éducation artistique. Ces lieux rappellent à ceux qui les fréquentent que la culture n’est pas seulement l’affaire d’une élite qui en hériterait «naturellement». Mais qu’elle est avant tout question de transmission. Et que chacun y a droit.

[On retrouvera cet entretien dans l'intégralité du dossier consacré à la culture et aux classes moyennes dans le magazine Muze n°77 octobre/novembre/décembre 2014]