30 avril 2015

PERFORMER LA PART TROP HUMAINE DE NOTRE ÂME MODELÉE : l'exposition Aardman au musée des Arts Ludiques

Se donner l’occasion de passer une heure ou deux au musée des Arts Ludiques pour parcourir l’exposition Aardman (Paris, du 21 mars au 30 août 2015), c’est offrir à notre imaginaire une visite à la fois jubilatoire et inquiétante, étrange et stimulante d’un lieu où l'on découvre en actes comment fonctionne l’anthropomorphisme qui façonne notre relation aux mondes des animaux et des choses du quotidien. Outre les trouvailles techniques et technologiques prodigieuses mises au jour qui y sont présentées et qui ont permis aux créateurs du fameux label de donner vie à Wallace et Gromit, à Shaun le Mouton et au Lapin-Garou, on peut approcher là l’esprit des formes, un esprit dont la forme elle-même s’insinue dans et par notre relation aux choses et aux animaux. Revoir les morceaux choisis de l’Avis des animaux demeure un moment troublant surtout lorsqu’on découvre que ces bêtes en pâte à modeler à qui un journaliste tend un micro pour demander comment elles vivent leur ordinaire au zoo, répondent avec les mots, les phrases, les textes de personnes humaines pris sur le vif dans de véritables « institutions d’enfermement », maison de retraite, asiles ou hôpitaux. Cela pose clairement l’approche et le projet qui habite les loustics élastiques et facétieux d’Aardman.

Le philosophe allemand Arthur Schopenhauer a écrit que les artistes nous prêtent leurs «yeux pour regarder le monde, c’est-à-dire l’essence des choses qui existent hors toutes relations». C’est exactement ces yeux que nous prêtent les Launier, les concepteurs de l’exposition Aardman. D’évidence, la jouissance esthétique que nous avons du monde tient en tout premier lieu à ces yeux d’artistes que nous empruntons pour contempler non pas le monde, mais le monde auquel les arts de représentation nous permettent d’accéder. Parmi les arts de la représentation, il en est un dont nous avons mal ou peu analysé combien il est source de plaisir depuis l’enfance, c’est l’art de la pâte à modeler. Nous entretenons en effet un goût manifeste, voire une fascination pour les choses du monde représentées à petite échelle. Les maquettes de ville ou de village, de ferme ou d’animaux finement reconstitués ne laissent pas de retenir notre attention. Nous y projetons nos propres histoires, nos propres rêves, nos propres relations au monde et semblons mieux saisir ce que nous sommes tels des Gulliver au pays Lilliputiens à la fois spectateurs et démiurges. Mais ce goût pour la représentation pour des mondes fictifs ne se limite pas aux cités version « modèle réduit ». Il s’étend aussi à ce que nous modélisons en imagination, nos utopies stabilisées, que nous nous figurons comme des havres de paix pour y exercer tout ce qui fait notre vie d’être humain dans les meilleures conditions possibles, c’est-à-dire, dans des conditions qui seraient de nous permettre d’être paradoxalement détachés du monde.

Les occasions de se confronter à ces facettes de nous-mêmes sont rares, car rares sont les moments où s’expose si justement la matérialisation de notre imaginaire « Puppy Love façon Donny Osmond dopée à la sortie de route inopinée » à l’image des dernières images d’un Sacré pétrin, l’un des premiers courts métrages mettant en scène Wallace et Gromit. Et c’est bien cela aussi l’exposition Aardman : concevoir comment la part la plus savoureuse et populaire qui est en nous — la part la plus caoutchouteuse – qui, parce qu’immiscée dans le colmatage de nos personnalités d’adultes, est susceptible de ressurgir chaque fois que nous croisons le miroir tendu par un chien inventif qui, lui, se plonge dans la lecture de Crime et châtiment lorsqu’il est lui-même emprisonné. Ne doutons pas que ce formidable Gromit aura évidemment surligné dans le roman de Dostoïevski ce passage très « Aardmanien » qui nous rappelle que «l’esprit pratique est une chose qui s’acquiert difficilement, et qui ne tombe pas comme ça du ciel. Les idées sans doute courent les rues et le désir du bien existe, encore qu’enfantin ; on eut même trouvé l’honnêteté, bien qu’il nous soit tombé ici une masse incroyable de gredins, mais l’esprit pratique point ! L’esprit pratique a toujours du foin dans ses bottes». Les mots "aéronef" et "fusée" semblent recouvrir la même réalité. L’un des deux possède néanmoins un supplément d’âme, celui de notre imaginaire qui rend assez aventurière ladite réalité pour nous inciter à aller chercher du fromage sur la lune plutôt que chez le fromager, ce même supplément d’âme qui nous rendrait tellement enthousiastes à prendre le métro si on y était accueilli comme des voyageurs plutôt que comme des usagers. C’est toujours dans ce supplément d’âme là que s’ouvrent le ludique et la puissance d’un art qui est toujours une invite au courage joyeux de nous surpasser un peu pour mieux rêver ensemble.